CRITIQUE
Lionel Chiuch
Revue de Presse
édition du 23 janvier 2006
La force des mots au Théâtre du Grütli
"Si c'est un homme" et "Pour un oui ou pour un non" se partagent l'affiche.

On retient son souffle, au Grütli, où Philippe Lüscher ­témoigne, une heure durant, de "l'abasourdissement" de Primo Levi. Ce n'est pas un spectacle, non, plutôt une parole portée, celle de Si c'est un homme. Le directeur du théâtre, dont la carrure est à l'opposé de celle de Primo Levi, habite la voix de l'ancien déporté avec une "vérité" remarquable.

Ce corps "hébété et amorphe", c'est le sien, discrètement chancelant dans un espace qui n'est plus, déjà, celui de la scène. Et ce n'est pas non plus sur scène que nous le regardons, mais au-delà, très loin, là où l'humanité n'a plus cours et où s'efface progressivement la qualité d'homme. Le seul nom d'Auschwitz ne suffit pas à situer ce scandale inépuisable.

"C'est bien... ça"
Comme il ne s'agit pas d'un spectacle, donc, et que ­Philippe Lüscher réclame le silence en solde de sa prestation, on se gardera de l'observer par la focale de la critique. Simplement, dire qu'il faut aller l'écouter, et à travers lui cette voix estomaquée par son propre anéantissement.

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A cette parole qui témoigne, on n'opposera ni ne comparera celle de Nathalie Sarraute. Ecrit il y a vingt-cinq ans, Pour un oui ou pour un non est déjà un classique inauguré en son temps sur les ondes radiophoniques.

Une petite phrase en précipite le propos: "C'est bien... ça". Ça n'a l'air de rien, mais ajoutez-y une pointe de condescendance et voilà le monde entier qui s'effiloche.

Là, ils sont deux: H1 et H2. Deux amis, ou qui crurent l'être, et qui pour cette seule phrase vont passer leur relation à la moulinette jusqu'à la réduire en miettes. Un couple de voisins (truculents Josette Chanel et Richard Vachoux) assistera au naufrage en se gardant bien de prendre parti. Les deux amis sont interprétés par Bernard Escalon et Claude Thébert, deux formidables comédiens qui jouent en
virtuose la musique ironique et rigoureuse de Sarraute.

Pour un oui ou pour un non". © Dorothée Thébert

Signée Gilles-Souleymane Laubert, la mise en scène prolonge avec pertinence la pensée de l'écrivain, en soulignant la part de faux-semblants qui préside à toute relation. Elle insiste par ailleurs sur le côté "duel dialectique" - et sa violence sous-jacente - auquel se livrent les deux hommes.

C'est très futé, très esthétique aussi avec cette paroi bleue sur laquelle glisse la lumière. Là encore, on a envie de vous dire "allez-y!" Parce que ce théâtre-là est tout simplement réjouissant.
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CRITIQUE
Anne-Sylvie Sprenge
Revue de Presse
édition du 23 janvier 2006
Des petits riens essentiels
La langue de Nathalie Sarraute honorée par une subtile mise en scène au Grütli.

Nathalie Sarraute pointe de sa plume l'incernable. Ce qui est dit au-delà des mots que l'on prononce, les tensions qu'on y met bien plus que les révélations d'une parole qui n'est véritablement saisissable que dans ses fêlures. Pour un oui ou pour un non, pièce écrite en 1982, un de ses derniers textes, et jouée ces jours au Théâtre du Grütli, braque subtilement et avec une grande rigueur l'attention sur l'entre-ligne.

Pour un oui ou pour un non, c'est l'histoire d'un mot, du mot de trop qui va déclencher la cassure entre deux amis: "C'est bien, ça." L'accusation est cinglante: cette phrase a été prononcée une coupable intonation, un silence embarrassant entre le "bien" et le "ça", bref, un air "condescendant". Un reproche qui ne va cesser de creuser un fossé de rancœur et d'incompréhension sur la terre de leur amitié, et c'est le glissement de terrain. Tout est remis en doute, leur relation scannée, leurs différences sanctionnées.



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Si Gilles-Souleymane Laubert signe ici une mise en scène sobre et féroce, il ne travaille pas moins avec habileté sur la matière hautement ironique de ce dialogue avorté. Ciselée, l'écriture de l'auteure trouve ici, avec le jeu de Bernard Escalon et de Claude Thébert, une clarté intense. Sur un fond bleu uniforme, exagérément haut, les personnages se retrouvent comme des insectes épinglés dans leur boîte de présentation. Loin d'un théâtre de salon parisien, comme se le promettait le metteur en scène, cette version-là casse avec les codes bourgeois dans lesquels les œuvres de Nathalie Sarraute ont souvent été cloîtrées. Gilles-Souleymane Laubert casse ici le cadre de la représentation et rapproche sensiblement le texte du spectateur, en faisant descendre les comédiens de la scène.

A noter la prestation hautement délicieuse des voisins: Josette Chanel dans sa robe de gala kitschissime et Richard Vachoux irrésistible dans son éloquence spirituelle. Un intelligent contrepoint à la sévérité des premiers, qui fait de ce spectacle une vraie réussite.

© Dorothée Thébert- Claude Thébert et Jean Escalon au Grütli
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Revue de Presse
édition du 15/09/1998
Nathalie Sarraute révèle ces mots de rien qui peuvent tuer
Le Théâtre national de la Colline présente jusqu'au 31 octobre " Pour un oui ou pour un non ", la plus forte pièce de son auteur et l'un des sommets du répertoire français
Romancière et dramaturge, Nathalie Sarraute, née en Russie, en 1900, est l'un des écrivains majeurs du siècle. A quatre-vingt-dix-huit ans, elle continue le travail d'écriture qu'elle n'a cessé de mener de Tropismes, publié en 1939, à ses pièces de théâtre qu'elle a commencé d'écrire dans les années 60. Depuis que le 14 janvier 1967, Jean-Louis Barrault créait Le Silence et Le Mensonge pour l'ouverture du Petit Odéon, l'oeuvre dramatique de Nathalie Sarraute est jouée régulièrement, attirant chaque fois un public plus nombreux. LE THÉATRE NATIONAL DE LA COLLINE ouvre sa saison avec Pour un oui ou pour un non, la pièce la plus souvent représentée de Nathalie Sarraute. Ce monument de la littérature dramatique qui met en scène la fragilité des relations humaines est servi par une mise en scène de Jacques Lassalle.
Pour un oui ou pour un non est l'un des sommets de notre théâtre. Il sera joué jusqu'à la fin des temps. Aucun risque à l'affirmer. Toutes nos vies sont là. " Parents-enfants, frères-soeurs, époux, amis ", tous les êtres unis se voient, s'écoutent, quand ils entendent cette pièce. " Words, Words, Words. " Le théâtre : dire/entendre des mots. La vie, à la crèche, l'école, l'entreprise, la maison, l'hôpital : dire/entendre des mots. Quand Nathalie Sarraute naît en Russie, à Ivanovo, elle entend des mots russes. Toute petite fille, à Paris, où elle a suivi son père, elle entend d'autres mots, français. Parole et arrachement : un jeu de deux forces adverses, dont Nathalie Sarraute ne guérira pas.
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Entre deux êtres, un revers méchant de la parole : " avoir des mots ". Le cas de Nathalie Sarraute est plus grave : elle ne cessera pas d'avoir des " mots " avec elle-même. D'" avoir des mots " avec les mots.
Un mot lui vient à l'esprit. Un mot candide, inoffensif. Non ! Nathalie Sarraute, toujours sur le qui-vive, croit sentir craquer sous ses dents un mot passager clandestin, comme un caillou dans des lentilles. Son écriture, alors, se ramasse sur elle-même. La ligne de son encre se tend, le mot est pris à l'hameçon. La voix de Nathalie change d'octave, se fait plus volontaire, plus gendarme, d'une teinte dans les marrons foncés. Nathalie se faufile d'un pas garçonnier mais délié dans des corridors de synonymes, analogies, faux-semblants. Le mot en litige est passé à la toise, prié d'ouvrir ses bagages, d'accepter un Sarraute-scanner, auquel rien n'échappe. " C'EST BIEN ÇA "
Faut-il prendre la peine de préciser que c'est dans ces moments de close-combat avec les mots que Nathalie Sarraute se montre de nos écrivains, la reine ? Pour un oui ou pour un non, la plus forte pièce de Nathalie Sarraute, est la rencontre de deux hommes qu'elle appelle H. 1 et H. 2. Deux amis d'enfance. Mais qui, depuis quelques semaines ou mois, ne se voient plus. Pourquoi ? H. 1, inquiet, vient trouver H. 2 chez lui. Il veut en avoir le coeur net. Protestations de H. 2 : Non, il ne voit pas, il n'y a pas de brouille. H. 1 s'entête. H. 2 faiblit : oui, il s'est trouvé blessé par un mot qu'" a eu " H. 1 à son égard. Un jour, H. 2 s'était laissé aller à se prévaloir de quelque chose, très peu de chose en l'occurrence, et H. 1 lui a dit : " C'est bien... ça ! " H. 1 joue l'étonnement : une vie d'amitié, de fraternité même, menacée pour si peu ?
Mais Nathalie Sarraute, joignant d'un seul flux inquiétudes, hasards, illusions, toutes les douleurs du monde, nous amène à découvrir que ces mots de rien, " c'est bien... ça ", étaient d'une cruauté sans nom.
Alors que H. 2 nous est apparu tout d'abord susceptible, ombrageux, buté, violent, et H. 1 amène, ouvert, conciliant, c'est presque l'inverse qui va l'emporter, du moins comprendrons-nous qu'il nous faut faire la part des choses.
Injustices du sort, revirements des destins, malentendus qui s'enracinent, erreurs de rien, passagères, qui ne pèsent rien, et qui peuvent tuer, toutes ces choses de sens commun, Nathalie Sarraute, en à peine un peu plus d'une heure, les irradie d'un jour de genèse. Un éblouissement. La pureté sensible absolue, on dirait Jean-Sébastien Bach.
Le plus beau est qu'elle n'atteint cette vérité qu'en osant des embardées folles, par moments. Des sautes de délire, comme si des coups d'éclairs brusques projetaient, par saccades, dans le plus intime des âmes, des paquets sanglants de tripes de la société. Pour un oui ou pour un non est une pièce si miraculeuse qu'elle s'accommode presque de toute interprétation, de toute mise en scène. Celle de Jacques Lassalle est au fil du rasoir, belle et nette comme il fait souvent, du cristal dans l'air comme après la pluie. Peut-être le décor du virtuose Rudy Sabounghi, sans profondeur de champ, et propre comme un sou neuf, dans le but sans doute d'affirmer l'universalité éternelle de cette oeuvre, a-t-il l'inconvénient de mettre la pièce " trop en montre ", de la coincer en vitrine. Jean-Damien Barbin, acteur de souple finesse, nous fait bien toucher l'élégance du dehors et les noirs de tréfonds de H. 1. Hugues Quester est poignant en H. 2, bien que le metteur en scène lui ait fait, si c'est lui, mettre trop l'accent sur l'aspect " gros balourd " qu'indique, juste en passant, l'auteur.

Michel Cournot / Le Monde- Article paru dans l'édition du 15/09/1998

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