Assistante
à la mise en scène, comédienne et professeure.
Auteur d’un mémoire universitaire: Du jeu de l’écriture au jeu de
l’acteur chez Valère
Novarina.
La
pièce a été montée en 1974 par Jean-Pierre Sarrazac au théâtre Gérard Philippe
à Suresnes. A cette époque le spectacle a suscité l’émoi et des interrogations
chez les spectateurs; pour la première fois on voyait une pièce qui se jouait
« dans la verticale » avec des acteurs aussi équilibristes que
comédiens. Du
cirque avec la parole en plus. Pour la première fois le spectateur
découvrait une
langue libérée du carcan des règles, une langue sens dessus-dessous,
nourrie
d’idiolectes, de dialectes, de latin, parfois difficilement
compréhensible. Aujourd’hui
ce texte, le plus accessible certainement de tous ceux de Valère Novarina,
fait presque figure de classique.
«Nos
poèmes les plus obscurs quand on les lira plus tard dévoileront tout
d’euxmêmes»
écrit Antoine Vitez; c’est un peu ce qui se passe avec l’Atelier Volant.
D’abord
ce titre bizarre: on est dans un atelier, une sorte d’usine où on
fabrique on
ne sait pas quoi, il est question d’objets mais ça ne semble pas être
d’une grande
importance; l’espace dénoté a un rez-de chaussée, un étage, un escalier
et
des passerelles et au-dessus de l’atelier une roue qui sert à rythmer
le travail; c’est
peut-être aussi déjà la roue de la loterie Pierrot de la foire de Crête
car l’espace
connoté est bien sûr celui de la fête foraine, du cirque et du music-
hall. Volant
parce que la métaphore ailée y est très présente. Elle désigne les six employés
qui ne portent pas de nom (tout au plus des sobriquets comme Hurche, Floupiot...)
comparés très souvent à des oiseaux; l’image de l’oiseau c’est l’élan vers
le haut qui anime les employés (ils veulent gravir les échelons de
l‘entreprise),
élan voué à l’échec, violemment réprimé par les prédateurs que sont les
patrons.
Le
double motif de la chute et de l’ascension est quasi permanent dans
l’Atelier Volant.
Les patrons sont eux aussi désignés par les employés par des noms d’animaux: ce sont tour à
tour des porcs, des loups véreux. Le patron s’appelle Monsieur Boucot
(sûrement un clin d'oeil au bouc de la comédie antique), grand manipulateur
de la parole, flanqué de sa femme ou maîtresse, on ne sait pas trop, Mme Bouche, sorte de
prêtresse, poétesse à ses heures, figure mystérieuse aux multiples langages, à la
fois lyrique ou syndicaliste selon les besoins, c’est elle
qui espionne les employés, se faisant passer pour une alliée.
Peut-on
parler d’une pièce post soixante-huitarde?
Oui
parce qu’elle a été écrite entre 68 et 70, que cela se passe dans une usine
avec des rapports de force patrons-employés et une devise déjà bien répandue
«produire plus pour gagner plus»,
sauf qu’ici on est dans une société
différente de la nôtre avec un patron qui a encore un semblant de visage
et de nom et une organisation patriarcale (les ouvriers produisent des objets
que le patron leur revend). Allusions aussi nombreuses aux syndicats avec
une abondance de discours qui commencent par «Camarades». Pièce qui
évoque la question du pouvoir.
Cette
question a toujours traversé le théâtre, du théâtre grec à nos jours (pouvoir
politique, de l’argent, du sexe, parental...) et Novarina n’échappe pas
à cette tradition. C’est peut-être même la seule grande question que le
théâtre
pose.
Et
non, l'Atelier volant n'est pas une pièce soixante-huitarde, parce que
c’est plus
une pièce sur la lutte des langues que sur la lutte des classes. Le
patron a
le pouvoir de la bouche, il mène les employés par le bout de la langue,
il se
rend bien compte que seule la langue peut tenir cette troupe (c’est d’ailleurs
Mme Bouche qui lui inspire ce stratagème). Tous les autres ont échoué:
les congés payés avec le voyage au bord de la mer, la séance de jeux,
les loteries, n’ont pas calmé les employés; Boucot a une bouche mais comme
il a peur de perdre tout, de maigrir, de perdre des sous, il garde
tout, il
bouche tout, il n’a pas d’anus parce que c’est par là que tout
s'évacue; les employés
eux n‘ont pas de bouche mais un anus, ils consomment, ils évacuent du
bas, ils assurent leurs arrières, leur parole vient d’ailleurs, ils
n’ont pas de
parole à eux, ils n’ont pas de prise sur la parole; c’est pourquoi
après avoir
vociféré, récriminé ou raconté des semblants de souvenirs ils ont le
bec cloué
par ceux qui savent parler une certaine langue (tour à tour poétique de
Mme Bouche ou stéréotypée de Boucot, caricature de la langue émergente
de l' époque qui envahit tout le langage économique, l’anglais).
Le
théâtre de Valère Novarina, un jeu d'enfant...?
L'oeuvre
de Valère Novarina est indissociable d'une longue réflexion sur le
théâtre. On serait même tenté de dire que toutes les formes d'écriture
déployées par l'auteur sont une réflexion unique sur le théâtre pris au
sens très large de « lieu d'où sort la parole ». Sans un lien viscéral
entre ce qui s'écrit
et ce qui se joue, Valère Novarina n'écrirait peut-être pas. Si
lui-même ne
jouait pas en écrivant, sil ne mettait pas en scène la plupart de ses
textes, il
ne parlerait pas avec une telle acuité de l'acteur.
Il
déracine les vieilles langues, les patois les dialectes, les langues
étrangères, le
français littéraire et argotique, fouille dans leurs replis secrets et
jette sur le
papier et sur les planches les couches multiformes d'une langue
régénérée, parfois
troublante parce que farouche et mystérieuse. Il déplace le jeu hors de
la sphère chronologique en faisant basculer les repères temporels et
nous incite
à habiter le temps autrement, à ne pas nous laisser dominer par lui. C'est
un chemin ouvert sur un temps oublié mais présent dans tout, dans les
choses, dans la nature et dans l'homme. Il écrit en inversant les
habitudes de pensée.
Considérée comme une descente, la parole prend les choses à l'envers,
nie au lieu d'affirmer, désapprend au lieu d'accumuler car sa vocation
est autre que celle d'échanger des informations ou des sentiments. Elle
se nettoie de toutes les scories entassées depuis des siècles comme le
jeu de l'acteur se dépouille
de tous les ornements qui l'ont perverti. La parole, selon Valère
Novarina est descendue sur l'homme, elle vient d'en haut. Don de Dieu
mais aussi
signe de son abandon, elle lutte contre cette contradiction.
Dans
les écrits de Valère Novarina, il y a la souffrance de la parole née
d'un don
et d'un abandon. Le jeu doit en témoigner comme il se doit de rire de
la condition
de l'homme et c'est là aussi toute la dimension comique de ce théâtre.
Le comique conjure le drame de la parole, aide le lecteur, le
spectateur, l'acteur à sortir la tête haute du théâtre de la vie. Si
l'être humain était immortel, il n'aurait pas besoin du comique. Il
fait donc intimement partie de l'homme
et de son état, il nie la défaite du corps, il n'est pas dupe de
l'issue et
le dit en riant et en niant.
Parler,
jouer devient un jeu d'enfant lorsqu'on a pris conscience du poids comique
et tragique de la parole.
La
démarche de l'auteur de questionner le monde fait penser à celle des
enfants dont les questions sont souvent plus savantes que les réponses
d'adultes. Parce quil ne peut quitter l'enfance sans lui en être
redevable ou lui
en vouloir pour le reste de ses jours, l'auteur comme l'acteur la
prolonge en
écrivant, en jouant son souvenir. Valère Novarina raconte que l'acteur
le fascine
depuis l'âge de cinq ans, lorsqull vit pour la première fois sa mère paraître
sur scène. Depuis cet instant le mystère de l'acteur le nourrit. Sans nul
doute le théâtre de Valère perpétue le caractère éternel de l'enfance.
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